black velvet. (gabe)

Le réveil. Rien. Le sommeil. L’abandon. Le réveil à nouveau. Les pas précipités de Pipa sur la moquette. Pipa qui s’habille trop vite. Pipa qui ne dit pas au revoir. Pipa qui s'empresse de refermer la porte derrière elle. Sur le trottoir devant l’immeuble, elle marque pourtant une seconde d’arrêt, s’assurant de ne rien avoir oublié, avant de laisser glisser sa silhouette parmi les passants. Les hommes élégamment habillés, les femmes perchées sur talons haut. Et Pipa, avec ses cheveux en bataille, qui se promet encore une fois, que la prochaine fois, elle se lèvera dès les premières notes mélodieuses du réveil. Comme depuis de nombreuses années, elle tiendra sa promesse, quelques jours, avant de retomber dans cette interminable routine. Elle n’aime pas le matin. D’un geste qui se veut sûr de lui, elle noue ses cheveux sans vraiment regarder autour d’elle, quand, l’esprit ailleurs, elle manque de rentrer dans un tronc d’arbre. Il est là, immense et chétif, à la toiser de toute sa hauteur. Ca la fait sourire un peu, ça réchauffe son coeur, doucement. Alors elle va partir, rejoindre la bibliothèque où on l’attend probablement. Mais parmi les gens, son regard s’accroche à une silhouette, une allure d’abord. Elle reconnaît ses pas, elle reconnaît sa démarche, et finalement, elle connaît son visage par coeur. Lui qu’elle s'efforce de ne plus croiser depuis quelques jours, pour ne pas empiéter sur ce qu’il tente de détruire. Pipa qui vit chez une amie, rentre parfois chez eux chercher des affaires, mais repart toujours rapidement. Il devrait être partit, il lui avait parlé d’un voyage, de remplacer un collègue. Un mensonge à n’en pas douter, puisqu’il est là, dessiné en premier plan d’un tableau mouvementé. Derrière, les gens s’agitent. Derrière, son regard se pose sur les lettres qui clignotent en indiquant l’entrée de l'hôpital. Gabe qui promènent sa mort.

Un instant, Pipa reste là, debout sur le trottoir, frôlée par des gens pressés. Elle hésite à ne pas voir, continuer sa route, essayer de travailler avec l’image douloureuse de celui tant aimé, dessiné en devanture de tant de problèmes. Mais finalement, elle s’avance, portée, elle traverse la route qui les sépare, dépose l’emprunte de ses doigts contre son coude pour qu’il s’arrête, se retourne, lui fasse face. “Gabe” qu’elle murmure, le regard posé sur lui, enfant incapable de trouver les bons mots, s’efforçant de ne pas laisser se déverser la rancoeur ou l’inquiétude. Un instant elle le dévisage, à la recherche du détail qui pourrait lui indiquer la marche à suivre. Mais le visage de Gabe reste cette indéchiffrable partition dont elle finit par s’écarter. “Tu as rendez-vous ?” qu’elle lâche finalement avec une légèreté malhabile, vouée à cacher l’étonement. Sur le trottoir, elle sourit, à peine. Elle est heureuse de le voir.

La fatigue est chronique. Il a beau essayer par tous les moyens, il ne ferme plus l’œil la nuit. Il tousse, se lève pour s’hydrater parce que sa gorge l’irrite, sa cage thoracique suffoque. Mais il n’arrive pas à dire si tout cela c’est à cause de la maladie ou si c’est parce que la femme de sa vie est partie. Il n’a eu aucune nouvelle, et s’il joue à l’indifférent, il aurait aimé s’assurer qu’elle allait bien. Elle lui manque. Beaucoup trop. S’il croyait pouvoir lui offrir une vie radieuse loin de lui et de sa putain de maladie, il en souffre jour après jour. Son amour pour elle le consume et le détruit petit à petit. Double cancer qui s’insinue dans son système et qui le pourrit de l’intérieur. Le cancérologue l’a appelé, il y a quelques jours. Il lui a demandé de passer, pour discuter des options qui s’offrent à lui, pour lui expliquer qu’il y a des chances de survie, mais il n’est même pas sûr de vouloir les entendre. Gabe, sans Pipa, il n’a plus goût à rien. Il a eu ce qu’il voulait au final. Qu’elle fasse sa vie sans lui, mais lui sans elle, c’est impossible. Toutes ses pensées se sont tournées vers elle depuis le jour où elle a tourné les talons, passant la porte. Il ne sait même pas où il va, le Gallois, déambulant dans les rues de Boston comme un fantôme en perdition, qui se demande qu’elle est sa dernière tâche à achever. Il ne travaille plus. Son patron l’a appelé deux-trois fois, il n’a pas décroché. Il s’en fout. Il va mourir. Pourquoi se tuerait-il à la tâche ? Pipa n’est plus là. Ses pensées sont aussi rayées qu’un vieux disque, tout repasse toujours en boucle. Pourquoi se rend-il à l’hôpital ? C’est un mystère. Peut-être a-t-il juste besoin de compagnie ? En fin de compte, Gabe a une requête à formuler au médecin. Il ne veut pas décliner, il ne veut pas souffrir, il veut savoir pour combien de temps il en a pour ensuite s’en aller sur un bateau et y mettre fin avant que l’enfer se déchaine. Parfois, il se dit que ce n’est pas complètement perdu, quand il a l’impression de sentir le parfum de Pipa dans leur appartement à l’abandon, le maniaque ayant oublié ses bonnes manières, constatant toujours avec regret qu’elle n’est plus là. Le regard vide, le teint blafard, il fixe avec insistance l’hôpital qui se trouve devant lui marchant au ralenti, n’y allant pas de gaieté de cœur. Soudain, il sent son bras freiné par une main qu’il reconnait si aisément. L’ange est de retour. L’ange l’appelle. Il pose sur elle un regard meurtri, éreinté, rongé par la maladie et la tristesse. Il est soulagé de la voir. Il s’en veut tellement. A ce moment-même, il n’a qu’une envie, c’est de la serrer bien fort dans ses bras, mais il reste timide, en retrait. Il secoue la tête à la question de sa future-femme, si elle doit l’être un jour. « Juste pour discuter. » Comme si c’était un rendez-vous banal, comme s’il ne devait rien redouter. Il détaille tout sur le visage de la jeune Monroe. « Tu vas travailler, je suppose… » Qu’il dit pour tenter de briser le silence qui s’installe entre eux. Il est mal à l’aise. Il ne veut pas qu’elle vienne à l’hôpital. Il ne veut pas qu’elle souffre, mais il est partagé. Il est tellement heureux de l’avoir près de lui en cet instant, qu’il ne peut plus lutter contre cette envie irrépressible de la sentir tout contre lui, une dernière fois peut-être. Sans qu’elle s’y attende, il l’enlace alors soudainement, l’attirant tout contre lui, entourant son cou de ses bras, posant sa tête sur son épaule, fixant le paysage derrière elle, et il arrive alors à contenir une larme traitresse qui avait tenté de s’échapper.